Les femmes et la tech, état des lieux : entretien avec Marion Olharan Lagan
Les femmes et la tech, état des lieux : entretien avec Marion Olharan LaganMarion Olharan Lagan est professeure agrégée en civilisation américaine à l’UBS. Elle est aussi l’auteure de Patriartech, ouvrage paru en 2024 qui montre comment la tech, dominée par de grandes firmes dirigées par des hommes, perpétue le système patriarcal.

L’ouvrage revisite aussi l’histoire de l’informatique, peuplée de femmes et de minorités dont le rôle et les contributions ont souvent été occultés.
Marion Olharan Lagan est aujourd’hui doctorante en études du monde anglophone. Ses recherches portent sur l’économie des plateformes numériques et la figure de l'arnaqueuse. Par le passé, elle a dirigé les équipes qui ont conçu les personnalités française, italienne et espagnole d’Alexa, l'assistant personnel d’Amazon.
Dans le secteur de la tech, les femmes sont très minoritaires. Quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
Globalement, on peut faire mieux : en 2022, 23 % des postes dans le numérique en France étaient occupés par des femmes. Et il y avait seulement 17% d’étudiantes en sciences informatique en cycle ingénieur (chiffres INSEE).
Pourquoi sont-elles si peu ?
Pour les jeunes ingénieures qui intègrent les entreprises de la tech à des postes techniques, il y a un vrai problème d’évolution et de promotion dans l’entreprise. Car c’est encore un univers aux codes masculins, voire masculinistes, comme c’est la tendance aux Etats-Unis.
Ce n’est pas nouveau. Le monde de la tech était déjà un boys club avant le retour de Donald Trump au pouvoir. Mais au moins, il y avait des politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI). En ce moment, on observe un vrai retour de bâton qui va de pair avec la promotion décomplexée d’un monde « d’hommes forts ».
Aujourd’hui, les grands patrons de la tech que sont Zuckerberg et autres Bezos ne cultivent plus l’image qu’on a pu leur connaître de « gentil geek » : ils font du MMA et envoient des fusées dans l’espace. Le 7 janvier 2025, Mark Zuckerberg a déclaré avoir mis fin à la vérification des informations postées sur les réseaux de Meta (Facebook, Instagram et Threads) sous prétexte de liberté d’expression. C’est surtout d’un virage « libertarien » dont il s’agit ou ce qui prévaut, c’est la loi du plus fort.
Dans votre ouvrage Patriartech, vous évoquez les « robber barons », terme qui désigne ces grands industriels de l’Amérique de la fin du XIXème siècle. Les grands patrons de la tech d’aujourd’hui sont-ils les nouveaux « robber barons » ?
Tout à fait, et d’ailleurs, plusieurs chercheurs évoquent second « âge du toc » (traduction de « Gilded Age » ) pour souligner, entre autres, les disparités économiques que l’on retrouve de nos jours, mais aussi la prééminence des possédants. Pendant le premier Gilded Age, de 1876 à 1893 à peu près, il y a eu une explosion de l’entrepreneuriat et du capitalisme aux Etats-Unis avec des entrepreneurs qui ont bâti et consolidé des empires… en partie grâce aux primes de l’État et en exploitant les minorités. On peut comparer cela à Elon Musk, par exemple, qui a bénéficié de nombreux crédits d’impôts pour développer Tesla. Mais ce n’est pas l’histoire qu’il raconte. Comme les « robber barons » de l’époque, il préfère écrire un récit de son succès uniquement basé sur le libre marché et ses propres capacités de visionnaire.
N’y a-t-il donc pas de femmes puissantes aujourd’hui dans la tech ?
Des femmes qui occupent des postes haut placé dans la hiérarchie, des femmes CEO… Oui, il y en a. Mais il faut analyser d’où elles viennent, car ce milieu a plutôt tendance à récompenser des gens qui sont privilégiés, blancs et qui ne remettent pas en cause la façon dont fonctionne la Silicon Valley.
Que deviennent celles qui élèvent la voix ?
Elles se font souvent renvoyer. C’est ce qui est arrivé à Timnit Gebru, chercheuse en éthique de l’IA, licenciée en 2020 par son employeur Google. À l’époque, elle alertait sur les risques environnementaux et sociétaux liés au développement des modèles de langage et à la manière donc ils sont entraînés.
Chez Facebook, Sophie Zhang, puis Frances Haugen ont toutes deux lancé l’alerte en 2020 et 2021 sur les mécanismes de désinformation amplifiée par la plateforme. Les responsables ne faisaient rien pour les combattre, malgré les rapports établis par la data scientist et l’ingénieure. Frances Haugen a quitté l’entreprise et expliqué que son poste – au service Intégrité Civique- était du vent, créé pour « faire semblant », et que ses recommandations n’étaient pas prises en compte.
Remontons en arrière : les femmes et les minorités ont largement contribué aux avancées scientifiques et technologiques, mais elles restent méconnues. Pourquoi ?
Pour parler de l’effacement des femmes, on peut remonter loin dans l’histoire des sciences. Jusqu’au XVIIIème siècle le laboratoire n’était pas séparé du foyer, ce qui permettait aux femmes qui naissaient dans des familles scientifiques de participer à la recherche. Cela a duré jusqu’à ce que la science intègre plutôt les instituts… dont les femmes étaient exclues.
Plus tard, leur rôle a été effacé de l’histoire car il était alors inenvisageable, culturellement, qu’elles en fassent partie. Ont ainsi été oubliées les calculatrices, ces programmeuses avant l’heure qui, pendant la seconde guerre mondiale, ont travaillé sur la construction du premier ordinateur, Eniac. À l’époque les hommes s’occupent plutôt de fabriquer la machine tandis que les femmes s’occupent du langage. Mais nulle mention de leur rôle dans les campagnes publicitaires et articles de presse de l’époque. Lorsqu’elles sont photographiées, on les prend plutôt pour des « refrigerator ladies », ces modèles utilisés pour faire la promotion d’appareils ménagers.
Puis, quand le secteur du logiciel est devenu lucratif, le métier de programmeur s’est masculinisé. En 1969, Grace Hopper, qui a participé à la création du langage cobol, qui permet de programmer en anglais sans être un mathématicien, a même été nommée… homme de l’année dans les sciences informatiques.
Aujourd’hui, la formation est-elle un levier pour faire entrer les femmes et les minorités dans la tech ?
Les femmes et les minorités ont surtout besoin de figures pour se projeter. Si on veut plus d’étudiantes dans les filières de la tech, il faut qu’elles puissent se dire qu’elles ont leur chance dans ce domaine et donc le secteur doit aussi recruter…. des femmes et des minorités.
Quant au contenu des formations, il faut qu’elles intègrent un volet éthique. Que les étudiantes et surtout les étudiants fassent des hackathons sur les questions éthiques, qu’ils soient capables d’envisager la tech comme faisant partie et ayant un impact sur le monde, qu’on sorte de cette figure du génie ou du visionnaire.
Avec le développement de l’intelligence artificielle – au sens de modèles de langage – doit-on s’attendre à ce que la problématique de la place des femmes et des minorités dans la tech empire ?
On ne questionne pas assez les impacts environnementaux et sociétaux de l’IA. Ce secteur se développe sans garde-fous, ni obligation de rendre des comptes. Et oui, le développement des modèles de langage de l’IA peut aggraver la situation, car ils sont conçus par des équipes principalement masculines, blanches et privilégiées avec tous les biais que cela implique.
L’IA peut être un outil intéressant tant qu’elle reste un outil. Mais ceux qui la créent semblent rêver d’une super intelligence qu’ils arriveront à maîtriser malgré tout, bien sûr. À quoi ressemblerait-elle alors ? A une version amplifiée d’Elon Musk, de Mark Zuckerberg ou de Jeff Bezos ? Effrayant.
Crédits photographiques : ©Pauline Darley