Féminisme dans la fiction : quand Bechdel regarde Molière
Féminisme dans la fiction : quand Bechdel regarde Molière Cet article est publié sur The Conversation par Christophe Schuwey, Maître de conférences en littérature du XVIIe siècle et humanités numériques, Université de Bretagne Sud.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Christophe Schuwey, Université de Bretagne Sud
Quel est le point commun entre Toy Story 3, Singin’ in the Rain, La Ménagerie de verre de Tennessee Williams et Le Misanthrope de Molière ? Chacune de ces œuvres passe avec succès le « test de Bechdel », nommé d’après la célèbre autrice de bandes dessinées Allison Bechdel.
Il consiste en trois questions, aussi simples qu’efficaces : l’œuvre a-t-elle 1) au moins deux personnages féminins, 2) qui parlent ensemble, 3) de quelque chose d’autre que des hommes (au moins une fois) ? Rien d’insurmontable… a priori.
Pourtant, parmi les presque 10 000 films répertoriés sur bechdeltest.com, seuls 57 % satisfont aux trois critères. Le constat souligne les biais de l’industrie culturelle : celle d’aujourd’hui… et celle d’autrefois.
Non, Molière n’était pas féministe avant l’heure
Quid en effet de Molière, dont on fêtait les 400 ans en 2022 ? C’est la question posée dans L’Atlas Molière, ouvrage qui décrypte la carrière du dramaturge en récits et en infographies, auquel j’ai contribué. L’auteur de L’École des femmes, celui qui doit sa carrière à l’immense Madeleine Béjart, met-il en scène des femmes qui parlent d’autre chose que des hommes ? De fait, fort peu.
L’École des femmes, par exemple, échoue à ce test. Le sujet de la pièce n’est d’ailleurs pas particulièrement progressiste : en ridiculisant le jaloux Arnolphe, Molière se range du côté de la majorité. Alors que l’émission « Secrets d’histoire » avait affabulé un Molière féministe, quitte à déformer les propos de ses invitées, les trois questions de Bechdel nous forcent à regarder, de front, le rôle des femmes dans le théâtre de Molière.
Aux origines, une critique de la culture mainstream
Le test de Bechdel apparaît pour la première fois dans un épisode des « Dykes to watch out for » (« Lesbiennes à suivre »), une série de strips emblématiques de la contre-culture des années 1980 que l’autrice publie à partir de 1983. En 1985, dans « The Rule » (« La Règle »), l’une des deux protagonistes partage ses trois critères pour choisir un film : il faut qu’il y ait au moins deux femmes, et qui parlent ensemble, d’autre chose que des hommes. Incapables de trouver un film qui corresponde à ces critères, les deux amies préfèrent rentrer chez elles pour manger du pop-corn, sans cinéma.
Ce qu’on appelle aujourd’hui test de Bechdel n’est donc à l’origine ni un test, ni vraiment une mesure de féminisme, mais une critique piquante de la production culturelle mainstream.
Allison Bechdel rappelle d’ailleurs régulièrement dans la presse et sur son blog qu’elle n’a pas inventé cette règle, et se montre très dubitative face à l’usage tous azimuts qui en est fait. Car le strip est devenu entre temps une sorte de norme : on l’applique au cinéma, au théâtre, à la comédie musicale ou encore aux romans graphiques ; la règle a également été adaptée aux questions raciales par le blog Angry Black Women. L’enthousiasme est collectif, collaboratif, joyeux et fécond dans les débats qu’il suscite.
Mais la transformation d’un strip situé dans le temps en un label féministe général ne va pas sans poser de problèmes. Les trois critères n’ont pas pour vocation, et de loin, de couvrir les différentes représentations possible des femmes, ni de prendre en compte les questions fondamentales d’intersectionnalité. Par ailleurs, le test produit des résultats parfois surprenants : Twilight, film souvent considéré comme sexiste, satisfait presque par hasard aux trois critères, alors que Gravity, a priori plus progressiste, ne passe pas la rampe.
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Pourtant, c’est bien cette simplicité radicale qui fait toute la force et la pertinence du test. Que l’on observe le théâtre ou le cinéma, qu’il s’agisse du XVIIe siècle ou d’aujourd’hui, le fait de constater qu’aucune femme ne parle d’autre chose que des hommes ne peut pas être anodin, encore moins lorsque le constat se répète. Significatif, donc, mais pas péremptoire. Le résultat n’est ni une garantie de féminisme ni une condamnation pour sexisme. C’est plutôt un point d’entrée, une question évidente dès lors qu’on la formule : pourquoi tant de femmes représentées ne parlent-elles que d’hommes, alors que la réciproque – des hommes qui ne parleraient que de femmes – ne se vérifie pas du tout : 95 % des films passent le test inversé.
Les pièces de Molière à l’épreuve
Transposée à Molière, la problématique est féconde. L’Atlas Molière indique que seules 7 pièces sur 30 satisfont aux trois critères ; certes, mais encore faut-il comprendre pourquoi. Surprise : alors que la pièce ne parle que d’amour, La Princesse d’Élide passe presque le test – et le rate pour une raison particulièrement frappante. Au début de l’acte II, la princesse entourée de ses amies, profite de la campagne, loin des tracas de la cour :
Oui j’aime à demeurer dans ces paisibles lieux,
On n’y découvre rien qui n’enchante les yeux,
Et de tous nos Palais la savante structure
Cède aux simples beautés qu’y forme la nature.
Des femmes, entre elles, qui profitent de la nature ? C’était sans compter sur Aglante qui lui reproche immédiatement de ne pas s’intéresser aux princes qui la courtisent :
Mais à vous dire vrai dans ces jours éclatants
Vos retraites ici me semblent hors de temps,
Et c’est fort maltraiter l’appareil magnifique
Que chaque Prince a fait pour la Fête publique.
La dynamique à l’œuvre est claire : il faut parler des hommes ! Elle dialogue avec celle décrite par cette personne anonyme à propos de la BD Watchmen : « est-ce que, vraiment, TOUTES les conversations de Laurie avec sa mère doivent traiter des garçons ? »
Le Misanthrope passe en revanche le test grâce à Célimène et Arsinoé, des personnages-types de coquette vedette et de fausse prude. Leur altercation, feu d’artifice rhétorique, révèle les deux personnages sous un jour brillant, remarquable de méchanceté et de finesse, où chacun ne parle que de l’autre et de ses comportements. Mais pourquoi ? Sur Twitter, la question s’est posée : si Célimène et Arsinoé se battent, c’est, au fond… à cause d’Alceste. Faut-il alors réduire leur brillante passe d’armes sous prétexte que c’est un homme qui alimente leur dispute ?
Les échecs répétés des pièces de Molière à passer le test avec succès – même les Femmes Savantes ne cherchent au fond qu’à impressionner Trissotin – appellent mieux que des réponses convenues. Ce n’est ni une simple affaire de convention théâtrale, ni simplement la culture du XVIIe siècle ; ou plutôt, la convention théâtrale est bien plus qu’une affaire de théâtre. Si, malgré quatre cents ans d’écart, Molière et le cinéma s’en sortent aussi mal, c’est que le problème ne tient pas à l’époque ou au genre.
Des impératifs de succès et de rentabilité
Pour le cinéma, la productrice Jennifer Kesler relie le problème à la formation reçue. Parmi les recettes du succès transmises aux scénaristes, « la règle empirique est de ne pas donner un rôle trop actif aux personnages féminins ». Or le théâtre du XVIIe siècle est également une industrie, un commerce, et Molière, un brillant entrepreneur.
Sa recette du succès, c’est de savoir saisir l’actualité et les sujets en vogue pour les mettre en scène. C’est pour cela qu’il peut produire tour à tour les Précieuses ridicules, comédie qui raille les prétentions émancipatrices des femmes, et L’École des femmes qui défend leur droit à choisir un époux. Pour assurer une production rapide et constante, il recourt à des recettes dramaturgiques prêtes à l’emploi, telle que le mariage empêché, qui prédispose les personnages féminins à ne parler que d’hommes.
Comme le cinéma hollywoodien, les pièces de Molière sont soumises aux impératifs de succès et de rentabilité. Il n’écrit pas des personnages, il organise les bons mots situations comiques entre des rôles types, afin de structurer au mieux la pièce. S’il donne à Célimène un rôle central dans le Misanthrope, c’est pour soutenir la dynamique de la pièce, non parce qu’il peint une femme forte.
À force de répétition, la norme emprisonne les représentations féminines dans des rôles convenus qui, manifestement, se sont propagés pendant 400 ans. C’est là, alors, que la simplicité radicale du test de Bechdel fait tomber les masques : autrefois comme aujourd’hui, il ne suffit pas d’intituler sa pièce L’École des femmes ou de donner le rôle principal à un personnage féminin pour faire acte de féminisme. S’il n’y a même pas l’espace pour que deux femmes s’entretiennent, entre elles, d’autre chose que des hommes, il y a tout de même un vrai un problème de représentation.
Christophe Schuwey, Maître de conférences en littérature du XVIIe siècle et humanités numériques, Université de Bretagne Sud
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.