Mieux comprendre la charge mentale des aidants
Mieux comprendre la charge mentale des aidantsCet article est publié sur The Conversation par Frédéric Pugniere-Saavedra, Maître de conférences en sciences du langage, Université Bretagne Sud.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Mieux comprendre la charge mentale des aidants
Frédéric Pugniere-Saavedra, Université Bretagne SudJour après jour, Mme B., particulièrement investie dans la prise en charge de sa belle-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, consigne des informations sur un agenda. Ces informations portent sur un fait marquant qui a eu lieu dans la journée ou dans la semaine, sur son cheminement émotionnel du moment, ou sur des choses à faire dans un avenir proche.
Cette photographie utilise la technique de surimpression pour représenter l’aperçu de dix semaines (de janvier à juin 2021) qui ont été autorisées à être reproduites par Mme B. Cette photographie constitue également un excellent témoignage pour montrer l’accumulation d’éléments constituant la charge mentale mobilisée chaque jour dans le travail de l’aidante.
« La charge mentale est “le fait de devoir penser simultanément à des choses appartenant à deux mondes séparés physiquement”. » (Monique Haicault, 1984)
Madame B fait partie des 9,3 millions d’aidants en France qui prennent en charge un ascendant (direct ou indirect), qui taisent leur besoin d’aide et dont la santé se dégrade jour après jour.
Une recherche en sciences sociales sur les aidants : une vulnérabilité qui ne doit pas se dire ou se montrer
L’implication de cette aidante dans son travail quotidien a été importante alors qu’elle a eu des tensions par le passé avec sa belle-mère qui lui signifiait sans cesse sa supériorité intellectuelle. Ce document montre combien l’humanité de l’aidante transcende les tensions qui apparaissent dans les relations intrafamiliales.
Aujourd’hui, la malade se trouve dans un établissement médicalisé, Mme B. n’est plus chargée de l’aider comme avant, mais elle n’est pas moins complètement libérée de la charge mentale. Lors de l’entretien mené le jour où la photo a été prise, Madame B. nous confie non sans émotion :
« Où est la limite de l’acceptable ?
La dégradation de la santé d’une malade n’est pas acceptable.
Elle nous a dit en nous tenant le poignet, de mon mari et le mien : ce n’est pas possible qu’il n’y ait pas un moyen de me faire mourir ?
Mais depuis un moment nous ne comprenons plus rien de ce qu’elle nous dit.
Maintenant, on ne sait pas ce qui se passe dans sa tête ; je suis toujours à me dire mais comment on peut la laisser vivre comme ça, elle n’aurait jamais accepté.
Le personnel de santé nous a demandé de ne plus venir aussi régulièrement.
Je ne veux pas vivre ça, ni faire vivre ça. »
Le caractère personnel, voire intime, de ce document et de ces témoignages rend habituellement difficile son accès aux chercheurs. Seuls les projets de recherche qui s’inscrivent sur le moyen et long terme favorisent un lien, entre chercheur et aidant, qui peut aller au-delà de ce que le projet de recherche prévoyait initialement : invitation personnelle à des événements familiaux marquants, remerciements sincères par de longs mails, messages vocaux emplis d’émotion… et mise à disposition des documents à caractère intime et sensible renvoyant à une forme de vulnérabilité qui ne doit pas se dire ou se montrer. Ce type de documents constitue ainsi du matériau riche, singulier et inédit pour la recherche en sciences humaines.
Par ailleurs, ces documents difficiles à obtenir rendent plus intéressante une confrontation menée entre sciences humaines et art – ici entre des chercheurs et le photographe professionnel Illés Sarkantyu.
Ce moment capturé apporte le regard subjectif du photographe, qu’il livre au grand public. Cette photographie nous montre combien il est important de décentrer son regard, pour réfléchir ensemble sur la question de la prise en charge et, in fine, pour faire évoluer les politiques publiques dans le domaine de la dépendance et du grand âge.
Cela fait 40 ans que la notion de charge mentale a été introduite par Monique Haicault dans un article de sociologie « La gestion ordinaire de la vie en deux ». Cette notion s’est installée dans l’espace public plus récemment, par exemple en 2021 avec l’ouvrage d’Aurélia Schneider, psychiatre, spécialisée en psychiatries comportementales et cognitives, mais surtout avec la bande dessinée de l’autrice Emma « Fallait demander » diffusée au départ sur Internet.
Cependant, on constate que la charge mentale n’est pas encore scientifiquement mesurée et quantifiée dans le domaine de l’aide à la prise en charge du malade d’Alzheimer. Elle n’est pas non plus étudiée en la croisant avec d’autres variables : épuisement, stress, accès ou non aux dispositifs d’aides proposés par la puissance publique, entre autres.
Tant que la recherche en sciences humaines et sociales sur la charge mentale n’aura pas produit des savoirs disciplinaires croisés sur ce que cette charge induit chez l’aidant, la prise en charge sur mesure et les dispositifs adéquats se feront malheureusement attendre – formules de répit différentes selon que le proche aidé se trouve au début du diagnostic de la maladie ou quand la maladie est bien installée, centralisation de l’information sur la disponibilité des places en Ehpad sur un territoire donné, reconnaissance graduée des besoins de l’aidant par l’employeur, dispositifs d’écoute…
Dans le cadre de ce projet de recherche, nous avons sollicité Illés Sarkantyu, photographe et cinéaste, enthousiaste pour travailler avec nous, selon une « commande » très ouverte qui consistait à nous accompagner chez les aidants pour les photographier et capturer ce qui, dans leur environnement, attirait le regard de l’artiste.
Frédéric Pugniere-Saavedra, Maître de conférences en sciences du langage, Université Bretagne Sud
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.