Pour les fêtes de fin d’année, une boule à neige géante a été installée sur la place Saint-Germain à Rennes. Elle attire les passants qui peuvent illuminer, en pédalant, le petit paysage d’hiver placé à l’intérieur. À Lyon, sur la place Bellecour, c’est la statue équestre de Louis XIV qui a été englobée dans une boule à neige pour la fête des Lumières. Alors, les boules à neige : mauvais goût ou poésie ?
Si des boules à neige sont vendues dans les magasins de décoration et de cadeaux à l’approche de Noël, on en trouve toute l’année dans les boutiques de souvenirs, souvent sans lien avec l’hiver et ses festivités. Qui n’a jamais vu l’un de ces globes de verre encapsulant un paysage, un personnage célèbre, un monument historique ou un objet du quotidien toujours immergé dans l’eau et qu’un simple geste peut recouvrir d’une pluie de flocons ? Il existe même des boules personnalisables, dans lesquelles on peut insérer l’image de son choix.
Le confinement imposé par la pandémie de Covid a éveillé chez l’historien Patrick Boucheron et l’artiste Mohamed El Khatib un intérêt particulier pour ces objets auxquels ils ont consacré un spectacle et un livre intitulés Boule à neige, « mise en abyme inattendue, mais poétique de nos vies sous cloche ».
Comment expliquer la double impression de mauvais goût et de poésie suscitée par les boules à neige ? Pourquoi veut-on voir la neige tomber sur le portrait en pied de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, sur des dromadaires au milieu du Sahara, sur une île des mers du sud ou sur une photographie de mariage, tout en affectant une certaine distance à l’égard de son propre plaisir ?
L’emblème du mauvais goût
La fabrication de boules à neige se développe en même temps que le tourisme de masse, lui-même indissociable des « souvenirs » bons marché que l’on rapporte de voyage.
Composée de matériaux ordinaires, surtout quand le plastique remplace le verre, la boule à neige représente aux yeux des élites cultivées le produit d’une sous-culture, un objet sans valeur voué à prendre la poussière sur un dessus de cheminée. Parce qu’elle relève d’un goût général pour les bibelots et leur accumulation, mais aussi parce qu’elle concentre dans un très petit volume des détails souvent nombreux et soumis au mouvement désordonné des flocons, la boule à neige produit un effet de surcharge. Parce qu’elle combine les éléments les plus hétéroclites, voire les plus incompatibles – l’eau ne peut théoriquement cohabiter avec des flocons de neige, et la plupart des sujets qui s’y trouvent immergés ne pourraient résister à un tel sort en réalité – elle représente l’artifice le plus absolu. À ces deux impressions de surcharge et d’artifice, elle doit en partie sa réputation d’objet « kitsch ».
Le mot « kitsch » désigne un phénomène complexe qui se développe au XIXe siècle, alors que se démocratise l’accès aux images dans les intérieurs bourgeois et populaires, grâce au développement des techniques de reproduction. Lié à l’idée de foisonnement, il reflète selon l’historienne de l’art Valérie Arrault :
« la soumission de l’homme aux objets qui l’entourent déjà, prélevés dans l’histoire passée et devenus indépendants de leur sens originel qu’ils ressuscitent artificiellement dans un recyclage autosatisfaisant ».
Le mot « kitsch » traduit la perception au second degré d’une trivialité ou d’une incongruité envisagées comme drôles ou décalées.
Si les boules à neige suscitent un certain rejet, elles attisent aussi une curiosité qui peut aller jusqu’à la fascination, peut-être en raison de leur radicale étrangeté. Andy Zito, le plus célèbre des collectionneurs de boules à neige ou « chionosphérosphile », en possède plus de 4500.
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D’où viennent les boules à neige ?
Patrick Boucheron et Mohamed El Khatib soulignent que « le XIXe siècle est le grand siècle de l’industrie du verre, et plus précisément de la mise sous verre du monde, pour le préserver et l’observer ». La première apparition documentée d’une boule à neige se trouve, ils le rappellent, dans l’inventaire de l’Exposition universelle de 1878 qui mentionne :
« des presse-papiers de verre soufflé empli d’eau, contenant un homme avec un parapluie. Ces boules contiennent une poudre blanche qui, quand le presse-papiers est retourné, tombe en imitant une tempête de neige. »
Avant les premières boules à neige, l’historien Manuel Charpy souligne que la vitrine « apparaît dans les années 1840 pour contenir, protéger et exhiber les collections qui se multiplient alors », tandis que
« les cloches de verre d’abord développées pour protéger des plantes exotiques deviennent les écrins des objets fragiles du souvenir […] : miniatures puis photographies, fleurs séchées d’un bouquet de communion ou de baptême, rubans et bijoux, petits mots manuscrits et cartons d’invitation… Comme dans la vitrine, le souvenir se donne à voir à travers le verre qui consacre et sanctifie autant qu’il protège. »
Recréer un monde perdu
La sphère, depuis l’Antiquité, symbolise à la fois la totalité et la perfection d’un monde préservé de l’action du temps. À travers la paroi d’une boule à neige, le spectateur est invité à se laisser absorber dans ce monde clos et inaltérable, dont il est en même temps tenu à distance, comme dans les rêves.
La dimension onirique de l’objet vient aussi de ce qu’il recrée ce « moment magique » de l’enfance où « la neige que l’on attendait tombe enfin ». Pour Walter Benjamin, la neige évoque les souvenirs d’enfance, « éléments silencieux, légers, floconneux qui se forment comme un nuage au cœur des choses, semblables à la tourmente de neige dans les petites boules de verre ». La neige réveille la poésie des choses rendues au regard de l’enfance.
La boule à neige joue de l’artifice et de la subversion des codes académiques pour exprimer une dissonance, un décalage entre l’intériorité du sujet en quête de sens et la marche du monde. De ce point de vue, elle renvoie à la tradition de l’idylle, petit poème antique qui dit la nostalgie d’un âge d’or par définition imaginaire et idéalisé, où de jeunes bergères et bergers vivent au gré des mouvements spontanés du cœur dans une nature immuable.
Sans valeur marchande ou presque, la boule à neige n’a de prix que celui du geste sublime et grotesque par lequel un morceau de réel est mis sous cloche, entre espoir d’éternité, figement mortifère et satisfaction d’une indiscrétion du regard. Comme l’idylle, la boule à neige ouvre au rêveur un coin de paradis toujours perdu, pure fabrication humaine destinée à exprimer le sentiment de perte provoqué par le passage du temps.
Marie-Cécile Schang-Norbelly, Maîtresse de conférences en littérature française du XVIIIe siècle, Université Bretagne Sud (UBS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.