Du 6 au 9 juin 2024, les citoyens des 27 États membres de l’UE sont appelés à élire les 720 députés qui siégeront au Parlement européen pour un mandat de cinq ans. Ceux-ci sont élus au suffrage universel direct, libre et secret depuis une décision du 20 septembre 1976, mise en œuvre pour la première fois entre les 7 et 10 juin 1979. L’élection repose sur un scrutin de liste à un tour, les partis ayant obtenu plus de 5 % des suffrages bénéficiant d’un nombre de sièges proportionnel à leur nombre de voix.
Ce scrutin constitue un temps fort de la démocratie européenne. Il permet aux citoyens de l’Union de participer au projet politique et à la contribution de l’UE à la gestion des principaux défis contemporains, parmi lesquels le changement climatique et la déstabilisation économique et sociale qu’il engendre, la défense du modèle démocratique européen face à des régimes politiques illibéraux et agressifs ou encore la pression migratoire.
En effet, doté des pouvoirs législatif et budgétaire qu’il partage avec le Conseil de l’Union européenne, et du pouvoir de contrôle politique exercé sur la Commission européenne, le Parlement européen incarne la démocratie représentative sur laquelle est fondée l’UE. Il constitue une institution unique au monde, aucune autre organisation internationale ne disposant d’une assemblée ainsi élue pour assurer la représentation directe des citoyens qu’elle unit.
Un scrutin avant tout perçu à travers le prisme national ?
Le sondage Eurobaromètre publié le 17 avril 2024 indique que 60 % des Européens se disent intéressés par ce scrutin, soit une hausse de 11 points par rapport à 2019. Les partis politiques nationaux ont également bien mesuré son importance et se sont, partout, franchement engagés dans la campagne électorale. Cependant, celle-ci reste fortement imprégnée de considérations nationales, notamment en France où le pouvoir d’achat et la sécurité nationale monopolisent les débats alors que ces sujets, certes importants, correspondent à des domaines qui relèvent principalement des compétences des États et dans lesquels l’action de l’UE ne peut être que réduite et indirecte.
Que les électeurs ne se trompent pas d’enjeu : ces élections sont le moment, pour eux, d’exercer leur citoyenneté européenne, en s’emparant des enjeux européens. Or, force est de constater que cette citoyenneté européenne, les Européens ne se la sont que peu appropriée.
En témoigne une enquête Eurobaromètre menée du 31 mai au 25 juin 2023 dans les 27 États membres de l’UE, mais aussi dans des États tiers (soit 39 pays au total). 58 % des personnes interrogées ont déclaré éprouver un attachement à l’égard de l’Union, pourcentage en diminution de 3 points par rapport à l’enquête précédente ; cela correspond à une faible identification en comparaison de l’identification nationale puisque 91 % des Européens se disent attachés à leur pays.
S’agissant du sentiment de citoyenneté européenne, 72 % se sentent citoyens de l’UE – seulement 58 % en France, l’une des plus faibles proportions parmi les États membres de l’UE. Quant aux domaines contribuant au sentiment de communauté, les citoyens européens ont cité les valeurs et l’économie pour 23 % d’entre eux, la culture pour 22 %, la solidarité pour 21 %, et 20 % ont évoqué l’État de droit. Enfin, s’agissant des droits conférés par la citoyenneté de l’UE, 58 % ont affirmé les connaître, quand 70 % ont exprimé le souhait d’en savoir plus.
La citoyenneté européenne existe depuis trente ans, mais les Européens le savent-ils ?
La citoyenneté de l’UE aurait-elle donc manqué sa cible ? Elle fut pourtant un concept prometteur. Instaurée par le traité de Maastricht en 1993, elle répond à la volonté des États membres de dépasser une intégration principalement économique en développant un sentiment d’appartenance à une entité politique en devenir, un « vouloir vivre ensemble » facteur d’émergence d’un espace public européen.
Formellement, la citoyenneté de l’UE est effective : elle consiste en un ensemble de droits civils et politiques, parmi lesquels le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen. Mais bien qu’elle ait fêté ses trente ans, elle reste peu tangible.
Il est certain que ses caractéristiques la rendent ambiguë et abstraite. En effet, et même si le traité invite à l’envisager comme une plus-value d’autant plus qu’elle n’est pas assortie de devoirs explicites, sa dépendance à la nationalité d’un État membre lui confère un caractère apparemment accessoire. Et la pratique démocratique favorise cette dimension subsidiaire, puisque les élections au Parlement européen sont organisées dans le cadre d’une circonscription nationale unique, avec des listes nationales, et non transnationales, et que les campagnes électorales sont structurées nationalement.
Quant aux droits qu’elle confère, ils sont peu perceptibles. Le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen existait avant l’instauration de la citoyenneté européenne. Surtout, plusieurs de ces droits se matérialisent principalement pour les Européens qui se trouvent, de façon temporaire ou permanente, dans un autre État membre. La citoyenneté européenne permet alors de combler la rupture, momentanée ou durable, de la relation avec l’État de nationalité, en reconnaissant le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre de résidence ; dans un pays tiers où l’État membre de nationalité n’est pas représenté, elle accorde aussi la protection diplomatique et consulaire d’un autre État membre – une réelle plus-value juridique.
S’y ajoute que la plupart des droits qu’elle confère ne sont, en réalité, pas réservés aux seuls citoyens de l’Union, mais aussi ouverts aux ressortissants d’États tiers et aux agents économiques, tels les droits de pétition au Parlement européen et de saisine du médiateur européen ; il en va de même du droit à une bonne administration, ainsi que du droit d’accès aux documents qui concrétisent les principes démocratiques sur lesquels est fondée l’UE. Enfin, les principaux apports de la citoyenneté européenne, déduits du principe de non-discrimination à raison de la nationalité, sont le produit d’une construction jurisprudentielle, certes riche mais complexe et méconnue.
Rapprocher l’Europe des Européens
Peu incarnée, la citoyenneté européenne est singulière, reposant sur la théorie du patriotisme constitutionnel (étudiée en France par Jean-Marc Ferry, dans La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000), selon laquelle les motifs d’adhésion à une communauté politique peuvent provenir non pas d’une proximité géographique ou de parentalité, mais de l’attachement à une culture politique partagée, fondée sur une histoire et des valeurs communes.
Pour autant, cette citoyenneté européenne n’est pas artificielle. Elle est ancrée dans un héritage religieux, intellectuel et culturel partagé dès le XIe siècle grâce aux échanges, notamment commerciaux, qui ont forgé des expériences communes, socle d’une culture européenne et berceau des grands principes que sont la liberté, l’égalité, la dignité humaine. Elle exprime ces valeurs fondatrices communes et participe à une culture politique commune basée sur les valeurs de l’UE, dont la démocratie et l’État de droit. C’est la raison pour laquelle la Cour de justice a qualifié la citoyenneté européenne de statut fondamental des ressortissants des États membres (CJCE, 20 septembre 2001, arrêt Grzelczyk). Car elle instaure non seulement une relation juridique et politique entre ceux-ci et l’Union, mais permet aussi d’offrir aux Européens une même condition juridique et politique.
L’histoire, la culture et les valeurs communes sont une réalité, qu’il faudrait rendre plus accessible à la conscience collective pour pallier la consistance juridique peu perceptible de la citoyenneté européenne. L’instauration de celle-ci a été audacieuse, mais sa matérialisation par des droits ne suffit pas à construire une communauté politique. Le droit ne peut à lui seul rapprocher l’Europe des Européens, d’autant plus que le fonctionnement de l’UE est peu intelligible. Et à trop mettre en avant les apports économiques de l’Union, les promoteurs de celle-ci rendent la citoyenneté européenne et sa substance démocratique moins perceptibles.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
La meilleure connaissance de la citoyenneté européenne est donc essentielle à l’éveil de la conscience européenne et à l’émergence d’un véritable espace public européen. Et toutes les initiatives visant à la promouvoir doivent être encouragées. Les simulations de Parlement européen et le séminaire d’immersion dans les institutions de l’UE portés par le Mouvement européen et auxquelles ont participé des lycéens du Morbihan et étudiants de l’Université Bretagne Sud y ont contribué. Les résultats sont éloquents : les participants ont tous éprouvé le sentiment d’« unité dans la diversité » et perçu la réalité de leur citoyenneté européenne.
Anne-Sophie Lamblin-Gourdin, Professeur de droit public, Membre du LabLEX (Laboratoire de recherche en droit, UR 7480), Université Bretagne Sud
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.