Malgré de nombreux obstacles, les rappeuses antillaises, pour l’heure peu visibles et peu reconnues, travaillent à s’imposer dans le rap français, explorant et détournant les richesses de la musique et de la langue créoles.
Les Antilles françaises vivent encore en situation de diglossie : le français et le créole y sont dotés d’une fonction et d’un statut distincts. Et si la langue créole a sa place dans la littérature et la musique, le rap antillais, a fortiori féminin, occupe encore une place très marginale.
Les Antilles, par leur histoire et leur géographie, sont un véritable laboratoire humain, linguistique, musical, littéraire, un haut lieu de cette « créolisation » qu’Edouard Glissant définit comme un « métissage imprévisible ».
Tandis que les femmes ont conquis le rap à l’international, les artistes antillaises expérimentent différentes formules linguistiques : certaines optent pour le français ou le créole, d’autres entrelacent les deux ou choisissent l’espagnol ou l’anglais étasunien.
Il s’agit pour elles de désinsulariser la parole, tout en conservant son identité caribéenne. Se rejoue symboliquement la singularité du rap, qui oscille entre musique « cryptique » et ouverture à un public élargi, parole contestataire et geste commercial.
Bien loin du « doudouisme » littéraire que pourfendait Suzanne Césaire en décrétant la « mort de la littérature doudou. Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers », les rappeuses antillaises empruntent une voie émancipatrice dans un flow qui percute, en réintroduisant parfois de la suavité et du « siwo » (sirop).
Renverser la masculinité et le discours dominant
Le rap est par définition un genre sexiste : se l’approprier, quand on est une femme, revient à renverser les codes de la masculinité et les discours de domination. Dans le cas du rap antillais, les femmes se réapproprient aussi certains codes du zouk love (des chansons d’amour caractérisées par un rythme lent).
Le rap caribéen au féminin, en laboratoire du féminisme, propose un contre-discours. À cet égard, l’Hexagone est à la fois vu comme un espace à conquérir pour ces femmes qui ne veulent plus être invisibilisées et une Babylone polysémique renvoyant au pouvoir ; Babylone est aussi le nom donné par les jeunes des Antilles à la police et plus globalement à l’État. Les rappeuses antillaises disent toutes le désir de reconnaissance et la volonté de sortir de l’ombre ; ainsi Méryl, la Martiniquaise, nommée dans la catégorie des « révélations féminines » aux Victoires de la Musique 2024, a d’abord été prête-plume avant d’écrire et chanter en son nom.
Elle s’empare de nombreux sujets sociaux : le frigo vide, l’esclavage, mais aussi d’un sujet tabou, avec Rachelle Allison, dans « ma Petite », l’inceste et la pédophilie. Face au silence de plomb, elles invitent les enfants à parler (« palé ich mwen »). La présence de l’enfant auprès des chanteuses évoque tantôt la sororité protectrice, tantôt la maternité.
Dans son opus « Yo fâché » (« Je suis fâchée »), la Tchad s’impose avec ses punchlines et son flow ; elle évoque une « fanm matado » (femme matador) singulière aux cheveux roses, très féminine qui porte une petite fille sur ses épaules, métaphore d’un futur au féminin.
Dans « Diss men », La Tchad mêle anglais et créole antillais pour régler ses comptes avec la domination masculine : elle y évoque le refus des femmes guadeloupéennes d’être des objets sexuels. Entre ultraféminité et effacement des frontières féminin/masculin, ces artistes incarnent le rap féminin dans toute sa diversité.
De la Bimbo à la « fanm doubout »
La plupart du temps, dans les clips de rap, les corps féminins sont filmés comme des objets. C’est là une des caractéristiques du « male gaze », concept théorisé par la cinéaste Laura Mulvey en 1975. Dans les clips des rappeurs, les femmes sont le plus souvent cantonnées à un rôle passif.
À l’opposé de ce male gaze, il s’agit pour les féministes de construire un female gaze, un « regard qui adopte le point de vue d’un personnage féminin pour pousser son expérience », selon la critique de cinéma Iris Brey.
Les clips des rappeuses sont à ce titre paradoxaux. Certaines adoptent les codes du « male gaze » : la rappeuse « prend la place » du rappeur, mimant la domination masculine. D’autres, comme le souligne Célia Sauvage, docteure en études cinématographiques, initient un « détournement de l’image hypersexualisée des femmes, cette fois-ci non au service de la misogynie mais au service de l’empowerment féminin, qui redéfinit la politique du regard, des corps (principalement noirs) et les critères de beauté dominants contre l’objectivation du “male gaze”. »
Dans le clip de Sista Sonny « Rien », les femmes dansent, twerkent, mais ne sont pas soumises au regard masculin ; elles occupent le centre de l’écran. Les fesses occupent un rôle de premier plan en tant qu’objet de désir mais sont aussi des emblèmes féminins contestataires face aux dominations. Enfin, certaines métonymies du corps (« chatte » et « fesses ») deviennent les porte-drapeaux du désir et du plaisir féminin
Dans le clip « Tic » de Maureen qui a accompagné le défilé de la maison Mugler en 2021, les femmes s’émancipent par la danse. Loin d’objectiver les femmes, l’artiste affirme que c’est une façon de se « libérer, d’être (s)oi-même, de (s)e sentir bien ». Les femmes contrôlent et se réapproprient leur image, maîtresses de leur sensualité, au centre de l’attention. Elles prennent conscience d’elles-mêmes et se soutiennent ; on peut parler d’émancipation et d’empowerment féminin dans la réinvention de la fanm matado ou de la fanm doubout
Carrefour des influences et confluence des langues
L’usage du créole, au côté du français et d’autres langues, souligne la dimension émancipatrice d’une musique qui cherche sa place tout contre le rap féminin francophone et franco-français, mais aussi le rap américain, en une sorte de réinvention des codes esthétiques et linguistiques.
Le rap caribéen au féminin est bien « un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs » pour reprendre la formule de Glissant à propos de la créolisation musicale.
Dans cette confluence des influences qui mêle zouk, reggaeton, R’n’B, hip-hop, dembow venu de la Jamaïque, on assiste aussi à une alliance du Nord et du Sud. Sans oublier l’influence plus strictement caribéenne du bouyon soca qui opère la fusion de musique bouyon de la Dominique et de musique soca de Trinité-et-Tobago. Quant au shatta, il est né en Martinique, dans le quartier de Volga-Plage à Fort-de-France. Cindy Stawz, rappeuse originaire de la Guadeloupe, mêle rap, gospel et soul dans un univers harmonieux qui fait éclater les frontières génériques et linguistiques.
« Se transformer de façon continue sans se perdre » (Edouard Glissant)
Pour ces rappeuses, il s’agit aussi de se réapproprier le bien connu zouk love, son rythme lent, ses lieux communs, ses textes sirupeux sur l’amour et dans le même temps d’en finir avec le doudouisme, les illusions, la soumission du féminin.
À cet égard, ce sous-genre aussi populaire que décrié devient le lieu privilégié d’une réflexion sur la parole amoureuse renouvelée dans le rap. Dans l’opus T-Stone ft La Rose « Fwisoné » le duo mêle esthétique du zouk love et du rap, la parole amoureuse et l’expression du désir – un duo qui rappelle celui de Jocelyne Beroard et Philipppe Lavil, « Kolé séré » qui entrelaçait le française et le créole
La chanteuse Méryl rend hommage à « La vi dous kon siwo » (1986) de Jocelyn Beroard, figure féminine emblématique du groupe Kassav’, dans un remix inspiré par le rap étasunien des années 1980. Il s’agit de redonner ses lettres de noblesse au zouk, « le roi sans couronne » et de réactualiser par la transformation ces musiques qui ont si ce n’est bercé l’enfance des rappeuses, au moins celle de leurs parents.
Dans un clip ZABOKA x FANM STAB RMX ft Shannon x Dj Tutuss, Maurane Voyer fait de la couleur rose la signature féminine. Le rose associé à la petite fille ou la femme soumise se pi(g) mente pour devenir drapeau de l’empowerment féministe.
Le rap antillais féminin ou Babel réinventée
Le créole est à la fois langue d’émancipation et de traverse, qui a conquis ses lettres de noblesse littéraires. Le rap antillais renoue avec la « parole de nuit », celle du conteur qui assemblait autrefois son auditoire sans souci de se soumettre au bon usage de la langue et l’entraîne dans ses virtuosités langagières, son flow. Le créole du rap, c’est une langue libérée des contraintes, une langue « mosaïque » qui accueille et fait fusionner d’autres langues. Dans « Dembow Martinica », Méryl recrée une mosaïque langagière qui finit par fusionner en une Babel revisitée créole martiniquais, français, anglais, espagnol sud-américain.
Ainsi les figures féminines sont-elles d’excellentes passeuses de la langue vernaculaire, véhiculaire et maternelle qu’est le créole. Une langue plus vivante que jamais témoigne de sa capacité à se renouveler, se réactualiser dans le rap et devient, de langue maternelle qu’il était autrefois, la langue d’une nouvelle sororité entre les rappeuses, à la manière des français dialectaux face au latin, langue du savoir et du pouvoir.
Cet article a été corédigé avec Mathilde Lucken, étudiante à Sciences Po Rennes, autrice de l’ouvrage « Mémoires de femmes », paru en 2023.
Patricia Victorin, professeure des universités en langue et littérature médiévales, Université Bretagne Sud (UBS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.